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Le juge et la photographie
Pourquoi "Photojourn'art"

N'est-ce pas un peu prétentieux de rebaptiser son photojournal : "Photojourn'art" ? (Photonews'art, en anglais, appellation que j'aime bien.)

En vérité, ce changement de nom est un cri.

Un juge du tribunal de grande instance de Paris vient de débouter un photographe qui demandait le paiement de ses droits d'auteur sous prétexte que sa photographie
"s'apparente au genre documentaire", jugement assorti de cette précision : "genre documentaire qui ne fait plus l'objet d'une protection au titre du droit d'auteur".

Ce jugement est terriblement dévastateur.

Je veux crier que tous les genres photographiques font partie de cette grande famille reconnue comme figurant parmi les beaux-arts. L'actuel président de l'Académie des Beaux-Arts, Lucien Clergue, est un photographe.

Le jugement dit :
"ne fait plus l'objet..."  Cela sous-entend qu'une décision a été prise. Par qui ? Comment ? Au terme de quels débats contradictoires ? Le législateur est-il informé ? Entrons-nous de façon insidieuse dans une forme de dictature juridico-culturelle ?

Le loi sur le droit d'auteur de 1957 assurait à la photographie artistique ou documentaire, œuvre de l'esprit, la protection de la loi. Mais la caractérisation "artistique ou documentaire" a posé plus de problèmes qu'elle n'en a résolus. La définition juridique de ces mots s'est avérée hasardeuse, au terme de procès qui n'ont permis de dégager aucune jurisprudence fiable, capable d'assurer une sécurité juridique aux photographes comme à leurs diffuseurs.

Un éminent juriste, Henri Desbois, s'est attaché à définir ce qu'est une œuvre de l'esprit pouvant revendiquer la protection du droit d'auteur. Cette définition s'affiche indépendante du mérite et de la destination de l'œuvre de l'esprit. Elle s'établit hors toute logique de classification, catégorisation, sectorisation des œuvres, c'est à dire en faisant abstraction des conditions matérielles de la production d'une œuvre pensée, ainsi que de la forme matérielle au sein de laquelle s'investit le travail intellectuel. Il ressort que, selon la doctrine Desbois une œuvre de l'esprit est une création de forme originale qui porte l'empreinte de la personnalité de son auteur. Cette doctrine fait toujours autorité.

Fort de cette conception abstraite de l'œuvre de l'esprit, détachée de ses contingences matérielles et de son environnement économique, le législateur, en 1985, a supprimé la référence au caractère artistique et documentaire pour consacrer sans réserve la photographie parmi les œuvres protégées par le droit d'auteur.

Mais alors, une photo de guguss prise avec un téléphone portable est-elle une œuvre de l'esprit protégée par le droit d'auteur ?

Si l'on veut suivre la logique de Henri Desbois, il faut donner une définition intellectuelle de la photographie, c'est à dire mettre de côté ce qui relève du choix de l'appareil, de l'objectif, des réglages et de toutes les composantes techniques de la prise de vue.

Trois éléments caractérisent toute photographie : le point de vue (longitude, latitude, altitude), la direction de prise de vue et l'instant de prise de vue. Lorsque le photographe choisit en conscience l'endroit où il se poste, la direction dans laquelle il vise et le moment où il déclenche, il est incontestable qu'il réalise une œuvre de l'esprit ; de forme originale, car les paramètres de prise de vue sont mathématiquement uniques ; qui porte l'empreinte de la personnalité du photographe, car, même lorsqu'il répond à une commande, le choix du placement et de la visée ainsi que le moment du déclenchement expriment la conception intime que chaque photographe se fait de son art.

Le déclenchement, ce peut être cet "instant décisif" cher à Henri Cartier-Bresson dans un reportage documentaire, ce peut être tout autant le moment où le photographe estime aboutie la préparation de sa prise de vue, pour une photographie publicitaire, par exemple.

Le litige peut survenir lorsqu'un photographe soumis à un cahier des charges très strict n'a plus la maitrise de ces éléments. Il n'intervient alors qu'en tant qu'opérateur de prise de vue, l'auteur étant, dans ce cas, le donneur d'ordre, car il y a, malgré tout, un auteur, une photographie ne pouvant exister sans choix pensés.

Oui, mais encore, la photo de nos guguss : vraiment œuvre de l'esprit ?

Il faut distinguer la caractérisation d'une œuvre de l'esprit et la portée culturelle d'une œuvre de l'esprit. L'œuvre de l'esprit se forge dans le rapport entre un individu et son activité intellectuelle. La portée culturelle d'une œuvre s'instaure dans un dialogue entre une société et son histoire.

Les juges se trompent de procès lorsqu'ils prétendent déterminer si telle ou telle photographie présente des qualités répondant à des critères non pas d'expression intellectuelle mais de portée culturelle. Par un curieux glissement sémantique, la "forme originale" de la doctrine Desbois est devenu "originalité", dans l'acceptation tout ce qu'il y a de plus subjective du terme.

A lire certains arrêts des sept tribunaux de grande instance qui ont en charge les procès touchant aux droits d'auteur, on mesure à quel point les juges n'ont aucun instrument dans leur caisse à outils intellectuels leur permettant de porter des jugements à caractère culturel. Les juges peuvent être plus ou moins cultivés, plus ou moins sensibles à telle ou telle forme artistique, C'est affaire de personnalité. Mais cela renforce dramatiquement le sentiment d'une justice errante comme une âme en peine, jusqu'à en oublier la loi.

Le juges doivent prendre au sérieux le code de la propriété intellectuel et ses définitions fondamentales, claires et sans ambiguïtés.


Il faut revenir à la doctrine Desbois ; revenir à "forme originale", pour la forme ; accepter que lorsqu'il y a des choix pensés dans une réalisation humaine, il y a ipso facto œuvre de l'esprit.

Nous avons, singulièrement en France, une conception très élitiste de la culture. La tradition républicaine veut que la culture soit un levier pour tirer la masse vers le haut. De façon plus lointaine, la culture était l'apanage de princes et des rois. Le tout venant n'a pas sa place dans la culture. La culture pour tous n'est jamais devenue la culture de tous.

Ce n'est pas parce qu'on écrit une carte postale que l'on est écrivain. Mais ce n'est pas parce les petits Français ont tous appris à lire et à écrire au XIème siècle que la littérature s'est délitée.


Une pratique de plus en plus massive de la photographie n'est pas de nature à mettre en cause un socle culturel dont l'Académie des Beaux-Arts est le gardien. Tout au contraire. Cette pratique engendrera inévitablement des talents.

En revanche, refuser la protection du droit d'auteur à un genre photographique particulier, exproprier l'Académie des Beaux-Arts d'une partie de son territoire, reviendrait à livrer les talents émergents à des appétits qui n'en feraient qu'une bouchée et ne laisseraient à la culture que des carcasses souillées.


Car, pour finir, il faut bien parler argent. Qui cela pourrait-il gêner que la photo de nos guguss trouve preneur ? Au nom de quoi celui qui tirerait bénéfice de sa publication, qui se servirait d'elle pour faire sa promotion ou sa publicité pourrait-il s'affranchir de toute rétribution à celui qui a fait cette photo ?

Imaginons que nos guguss soient un garçon et une fille échangeant un baiser devant l'hôtel de ville. Si cette photo venait à faire un tabac, serait-il injuste que ce soit le photographe qui touche le pactole ?

La sentence du juge n'est pas tombée du ciel. Ce n'est pas une bourde. Elle s'inscrit, hélas, dans l'air du temps. Parmi ceux qui poussent en ce sens, il y en a qui, pourtant, naviguent sur le même bateau que les photographes. On ne saurait trop leur recommander une lecture attentive de la fable de La Fontaine : "La poule aux œufs d'or".

Mai 2013